Le Dialogue Social face à la crise économique*

Sottotitolo: 
Confronté à la crise économique qui éclate en 2008, le dialogue social tripartite connaît dans la plupart des pays membres la même évolution contrastée

L’existence d’un dialogue social tripartite au niveau national était une caractéristique commune à presque tous les pays d’Europe occidentale qui constituaient l’Union européenne (UE15). Au nom de l’acquis communautaire et des principes de dialogue social qui sont promus par l’Union, ce modèle a été adopté, au moins formellement, par les nouveaux Etats membres, en particulier ceux d’Europe centrale et orientale. Il existe donc un certain degré d’homogénéité dans les institutions du dialogue social tripartite au sein de l’UE28.

Confronté à la crise économique qui éclate en 2008, le dialogue social tripartite connaît dans la plupart des pays membres la même évolution contrastée. Il est d’abord revivifié par la nécessité de trouver dans l’urgence une réponse consensuelle à une récession brutale jugée provisoire. Lorsque s’impose un diagnostic de crise durable et lorsque les déséquilibres s’approfondissent, les divergences d’intérêt font que des compromis tripartites sont à la fois plus difficiles à trouver et moins souhaités par certains acteurs. Le dialogue social tripartite est menacé et il tend globalement à régresser.

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 Les conditions d’existence et d’efficacité d’un dialogue social tripartite

Trois précisions initiales doivent être données sur la nature des enseignements que nous proposons à partir de l’analyse comparative des expériences du dialogue social dans les pays européens, en particulier à la lumière de leurs réactions face à la crise économique.
 

  • Nous ne centrons pas la réflexion sur l’existence et sur la nature des institutions ou des instances du dialogue social tripartite. Certes, elles ont leur importance dès lors que les acteurs politiques et sociaux ont la volonté d’engager un dialogue. Mais elles ne sont ni la condition, ni la garantie de l’existence de ce dialogue. L’Allemagne donne l’exemple extrême d’un pays où les institutions successivement créées pour être des cadres du dialogue social tripartite ont été abandonnées sans que cela empêche que les acteurs sociaux pèsent efficacement sur les choix de politique économique et sociale. À l’autre extrême, l’expérience récente de certains pays d’Europe centrale et orientale montre que des institutions tripartites, parfois reconnues dans les constitutions, peuvent être vidées de toute consistance lorsque leur consultation n’apparaît que comme un rite formel sans impact sur les choix des gouvernements.
     
  • Nous considérons que l’existence de procédures d’information et de consultation, si elle constitue une condition nécessaire, ne constitue pas une condition suffisante du dialogue social tripartite. Il n’existe de dialogue entre des acteurs que si chacun est prêt à accepter de modifier ses analyses et ses choix au cours de la confrontation avec ses interlocuteurs. Il faut donc identifier ce qui a changé au cours du processus. Dans les pays de l’Union européenne, trois modalités d’un dialogue tripartite réel (et non simplement formel) peuvent être observées.
    • La plus ambitieuse consiste dans la signature d’accords tripartites multidimensionnels.
    • La plus fréquente est la combinaison d’accords nationaux bipartites articulés avec une intervention complémentaire de l’Etat (législation ou politique publique) qui est définie d’un commun accord[1].
    • La plus modeste, mais pas nécessairement la moins efficace, prend la forme d’une consultation forte en ce sens que le projet présenté par le gouvernement est significativement modifié au terme de discussions bilatérales ou trilatérales.

Ce sont uniquement les conditions d’un dialogue social tripartite réel que nous discutons maintenant.
 

  • En tenant compte du fait que ce rapport a pour objet de contribuer à la réflexion des acteurs du dialogue social en Grèce, nous avons tenté, à la lumière des cas des autres pays européens, de dégager des conclusions qui tiennent compte de l’expérience spécifique de la Grèce. Afin d’assurer à cette démarche un certain degré d’homogénéité, nous avons utilisé pour la Grèce les mêmes sources que celles qui ont servi dans le cas des autres pays : d’une part, l’information diffusée par les organismes ou les sites qui couvrent les relations professionnelles dans les pays européens (Bureau international du travail, Commission européenne, Fondation de Dublin, Planet Labor…), d’autre part, les études qui incluent la Grèce dans une démarche comparative que ces études concernent la période immédiatement antérieure à 2008 (Ioannou, 2000 et 2010 ; Karamessini, 2009) ou la période de la crise économique (Karamessini, 2010 ; Patra, 2012 ; Dedoussopoulos et alii, 2013 ; Karakioulafis, 2013 ; Provokas, 2013 ; Stamati, 2013 ; Triantafillou, 2014).
     

Dans cette problématique globale et à la lumière des expériences européennes, il apparaît que trois conditions doivent être remplies pour que se développe un dialogue social tripartite loyal et efficace :

  • l’existence d’un minimum de diagnostic partagé (common understanding) sur la nature des problèmes et des solutions,
  • l’intérêt et la volonté des acteurs de construire des compromis,
  • la  capacité des syndicats de mobiliser les salariés sur la base d’un projet alternatif crédible.

 

1. Première condition : l’existence d’un minimum de diagnostic partagé sur la nature des problèmes et des solutions
 

Il n’est évident pas réaliste d’imaginer un consensus entre les différents acteurs sur l’analyse de la situation et sur le contenu des politiques à adopter. Le point de départ doit être la reconnaissance de la divergence de leurs grilles d’interprétation, de leurs intérêts et de leurs stratégies. La question est de savoir s’il est possible de dégager un socle minimum partagé qui permette de définir certains objectifs communs. Un retour sur les expériences antérieures à la crise en Europe est utile pour éclairer les évolutions qui sont intervenues depuis l’éclatement de celle-ci.

 

Quelques enseignements des expériences antérieures à la crise économique

Le dialogue social tripartite n’a pris une grande ampleur en Europe occidentale qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il a été principalement illustré par une forme d’organisation sociale que les spécialistes ont qualifiée de « néocorporatisme » ou « corporatisme démocratique » et dont ils ont trouvé les principales manifestations dans les pays scandinaves et germaniques. Rappelons-en les caractéristiques essentielles. Dans des économies de marché ouvertes à la concurrence internationale, la réalisation du plein emploi, qui constitue dans cette période un objectif partagé, crée une tension à la hausse des salaires ; celle-ci est répercutée sur les prix ; elle engendre ainsi une spirale inflationniste.

Pour la combattre, des politiques budgétaires et monétaires restrictives sont mises en œuvre par le gouvernement et la banque centrale. La croissance est ralentie avec des conséquences négatives pour les salaires et l’emploi (chômage conjoncturel). Il est de l’intérêt commun de sortir des fluctuations créées par ces politiques de stop and go. Ceci implique un engagement durable et fiable des trois parties qui combine une politique macroéconomique de plein emploi, une modération salariale (hausse des salaires réels liée à celle de la productivité) ainsi qu’une politique de réduction des inégalités des revenus et qu’une politique active de l’emploi ; ces politiques engendrent une conscience de solidarité qui rend légitime l’acceptation des sacrifices nécessaires.
 

On retrouve une logique analogue, dans un contexte différent, lorsque apparaissent les premiers pactes sociaux durant la décennie 1980 : dans des économies ouvertes, enfermées dans une situation de stagnation inflationniste (ou stagflation), les syndicats acceptent de s’engager sur une modération salariale, qui est jugée favorable à la croissance, en échange de diverses contreparties (fiscalité, prestations sociales, services publics, droit du travail…)  et de leur association à la définition de la politique économique et sociale.
 

Au cours de la décennie 1990, une composante supplémentaire s’y ajoute, en particulier dans les pays de l’Europe du Sud. L’ensemble des acteurs sont d’accord sur l’importance pour leur pays d’accéder à la zone euro. Ils sont donc prêts à rechercher les solutions qui permettront de respecter les critères imposés par le traité de Maastricht.

Les évolutions pendant la crise économique

À la fin de 2008, le diagnostic d’une menace d’effondrement du système financier puis, à sa suite, du système productif est évident pour tous. Dans ces conditions, il est possible de dégager dans l’urgence des priorités partagées entre gouvernements, patronats et syndicats : un programme de sauvetage du système financier et des secteurs productifs sinistrés, puis un programme de relance de l’activité économique, accompagné de mesures de protection sociale en direction des catégories les plus durement touchées par la crise. Certes, il y a des différences d’appréciation entre les acteurs quant aux pondérations à accorder aux différentes composantes de ces politiques, mais il existe un accord sur la nécessité de leur mise en œuvre rapide et massive. Le dialogue social tripartite a, dans presque tous les pays européens, reflété cette convergence.
 
Avec la brève reprise économique en 2010 et l’illusion d’une sortie de crise, les bases d’un diagnostic partagé disparaissent. Les gouvernements estiment que la priorité doit être désormais accordée à la réduction des déficits et de l’endettement publics. Des mesures d’économie, souvent brutales, sont adoptées sur l’emploi et les salaires du secteur public, ainsi que sur les dépenses de protection sociale. De leur côté, les principales organisations patronales privilégient le rétablissement de la rentabilité et de la compétitivité, ce qui à leurs yeux exige la réduction du coût salarial et la flexibilisation de la relation d’emploi. L’opposition est radicale avec les organisations syndicales.

Du point de vue de l’analyse économique, ces dernières considèrent que l’action sur la demande solvable est le levier le plus immédiatement efficace pour relancer la croissance. Elles privilégient dans ce sens la consommation des ménages et l’investissement public. Du point de vue de l’équité, les syndicats s’indignent que l’essentiel du coût de la crise soit supporté par les salariés qui n’en sont pas responsables. Depuis 2010, nous vivons une dynamique d’approfondissement de l’antagonisme entre les diagnostics et donc entre les préconisations qui en résultent. Dans ce contexte, le dialogue social est un dialogue de sourds et les syndicats sont écartés de la définition des choix de politique économique et sociale, sauf dans les rares pays comme l’Allemagne où du « grain à moudre » est fourni par une situation économique exceptionnelle et par nature non généralisable aux autres pays puisqu’elle repose sur un excédent commercial massif.

La question posée aujourd’hui est celle de l’impact qu’exercera la reconnaissance de l’effet désastreux, pour les pays concernés, des politiques imposées par la Troïka et, plus largement, de la quasi stagnation qui résulte des politiques économiques d’austérité dans la zone euro. Celle zone est aujourd’hui menacée par la déflation. Le FMI, l’OCDE et, à un moindre degré, la BCE ont infléchi leur discours. Les partenaires extérieurs, en particulier les Etats-Unis, pressent l’Union européenne de mener une politique moins restrictive. Peut-on espérer l’émergence d’un diagnostic partagé qui reposerait sur la reconnaissance de la déflation comme principale menace actuelle pour l’Union européenne, plus spécialement pour la zone euro ? On pourrait y trouver un socle pour la définition de priorités partagées entre les différents acteurs : il proposerait un projet de reconstruction d’un système productif performant et innovant ; la réalisation de ce projet suppose une régulation publique du système financier pour le mettre au service des activités productives.

2. Deuxième condition : l’intérêt et la volonté des acteurs de construire des compromis

La fluctuation du rapport des forces, en particulier du fait de la conjoncture économique, conduit en permanence les acteurs sociaux à arbitrer entre des stratégies d’affrontement conflictuel et celles de recherche de compromis. Les deux attitudes sont toujours présentes, mais avec des poids relatifs variables. Sous cet aspect, il est instructif de revenir sur l’expérience des décennies 1980 et 1990 afin de mesurer la profondeur des transformations du contexte du dialogue social tripartite depuis 2010. Les facteurs explicatifs du comportement des acteurs ont changé.

L’attitude de l’Etat

Un pacte social ou toute autre forme d’accord tripartite a pour un gouvernement deux avantages fondamentaux. En premier lieu, il conforte sa légitimité politique puisque le patronat et les syndicats reconnaissent conjointement la nécessité des compromis qu’ils approuvent et donc des sacrifices qu’ils acceptent en échange de contreparties. En second lieu, il constitue une garantie de paix sociale qui est accordée par les syndicats dans les domaines et pour la période couverts par l’accord.

Un gouvernement fort, s’il se trouve en présence de syndicats forts (modèle scandinave), trouve surtout un intérêt dans la garantie de modération salariale et de paix sociale dont la fiabilité est assurée par l’autorité qu’exerce le syndicat sur le comportement de ses membres et, plus largement, de l’ensemble des salariés. Un gouvernement faible, par exemple un gouvernement de coalition fragile ou un gouvernement ne disposant que d’une majorité relative au Parlement (comme on en connaît des exemples dans les pays d’Europe du Sud), accorde surtout de l’importance à la légitimité que confère à sa politique l’approbation des acteurs sociaux ou, au minimum, leur acquiescement. Ces deux dimensions sont présentes, en proportions inégales, dans les pactes sociaux ou autres accords tripartites des décennies 1980 et 1990 ; on les trouve encore dans la définition des plans de sauvetage et de relance à la fin de 2008 et au début de 2009.


À partir de 2010, tout change sous l’influence de deux mouvements qui additionnent leurs effets[2].

  • Si l’on suit les analyses de Pepper D. Culpepper et Aidan Regan qui s’appuient sur l’exemple des pactes sociaux en Irlande et en Italie (Culpepper, Regan, 2014), les gouvernements n’ont en général intérêt à obtenir l’approbation ou, au moins, l’acceptation des syndicats que pour deux raisons. D’une part, les syndicats peuvent, dans le cas contraire, constituer une menace sérieuse par leur capacité de protestation en organisant des mobilisations massives et répétées contre la politique du gouvernement. D’autre part, les syndicats peuvent, au nom d’objectifs globaux, faire accepter par leurs membres, et en particulier par leur noyau central d’insiders, des réformes qui ont pour ces derniers un coût immédiat et auxquelles ceux-ci s’opposeraient spontanément.

     Selon ces deux auteurs, dans les pays où, du fait de leur affaiblissement tendanciel, les syndicats ont perdu cette double capacité, d’une part, de mobilisation massive et durable et, d’autre part, de promotion d’un intérêt général du salariat sans le réduire aux avantages particuliers des insiders, ils ne constituent plus une force dont le gouvernement doit chercher à s’assurer la coopération. Ils ne sont plus, à ses yeux, que les représentants d’un groupe d’intérêts parmi d’autres ; ils ne sont plus des acteurs problem solving ni des veto players. Bien évidemment, le contexte n’a pas basculé brutalement d’une situation à son opposé et les évolutions sont différentes selon les pays, cependant il n’est pas discutable que la capacité mobilisatrice et représentative des syndicats est globalement en recul depuis deux décennies, ce qui en fait des acteurs plus facilement contournables.
     
  • Un second mouvement renforce le premier ; il résulte du déplacement pour un gouvernement des sources de sa légitimité. Alors que l’approbation de sa politique par les acteurs sociaux nationaux constituait traditionnellement, dans la majorité des pays, un objectif recherché pour en faciliter la mise en œuvre et en accroître l’efficacité, le contexte né de la crise économique a transformé les enjeux. Paradoxalement, le système financier international, directement responsable de l’éclatement de la crise, et les agences de notation, qui ont démontré leur non fiabilité, ont  acquis une position aujourd’hui dominante pour apprécier et sanctionner les politiques des Etats.

    Paradoxalement aussi, la pensée économique néolibérale, qui à aucun moment n’avait diagnostiqué le caractère insoutenable d’un modèle de croissance financiarisé, a renforcé son hégémonie auprès de la majorité des experts officiels ainsi que dans les insitutions internationales[3]. C’est d’abord auprès d’eux que les gouvernements cherchent en priorité la légitimation de leurs choix ; c’est de leur approbation qu’ils attendent une plus grande facilité dans l’obtention de ressources. Pour y parvenir, ils doivent démontrer leur « courage » dans la mise en œuvre de programmes d’économies budgétaires et de « réformes structurelles ». Une bonne façon de prouver leur résolution réside dans leur volonté et leur capacité d’affronter les syndicats, présentés comme facteurs d’inertie et comme défenseurs d’intérêts catégoriels étroits. Dans ce contexte, le dialogue social tripartite devient, au mieux, une formalité, au pire, une source de retards et de compromis regrettables. Ici encore, il ne s’agit pas d’affirmer un basculement complet de l’attitude de tous les gouvernements, mais de repérer une attitude dont l’influence semble croissante.
     

Dans le cas de l’Union européenne, plus particulièrement des pays membres de la zone euro, un facteur explicatif complémentaire de l’attitude des gouvernements a vu son importance croître du fait de la crise économique. Les menaces successives qui ont pesé sur l’euro, sur les systèmes financiers, sur l’endettement public ont provoqué un renforcement considérable des pouvoirs des institutions communautaires qui a engendré une « nouvelle gouvernance économique européenne » (Schulten, Müller, 2013).

Dans le cadre du « semestre européen », chaque pays est visé par des « recommandations » plus ou moins pressantes ; les Etats qui doivent faire appel a la Troïka signent des Memorandums of understanding à caractère impératif ; dans l’intervalle entre ces deux modalités, se situent les lettres confidentielles comminatoires adressées à certains gouvernements (Espagne, Italie…) par les responsables de la BCE. Or toutes ces prescriptions présentent un tronc commun : réduction des dépenses publiques, réduction ou gel des salaires, en particulier du salaire minimum, « assouplissement » du droit du travail, décentralisation de la négociation collective aux dépens des accords intersectoriels ou de branche. Dans la mesure où ils respectent ces injonctions, les gouvernements adoptent des politiques qui excluent toute recherche de compromis avec les syndicats.

Un premier enjeu du maintien ou de la renaissance du dialogue social tripartite se situe donc aujourd’hui dans la volonté et dans la capacité des gouvernements, aussi bien dans chacun des Etats membres qu’à l’échelle de l’Union européenne, d’ouvrir le débat sur des politiques économiques et sociales qui créent un espace pour la recherche de compromis entre les trois parties.

L’attitude des organisations patronales

Depuis deux ou trois décennies, les organisations patronales dans leur majorité sont le lieu d’une tension entre deux orientations selon qu’elles souhaitent le maintien d’un dialogue social bipartite ou tripartite au niveau national ou qu’elles privilégient des stratégies de décentralisation voire de marginalisation du dialogue social.

  • Comme pour les gouvernements, la recherche d’accords nationaux offre au  patronat l’intérêt de faire légitimer par les syndicats des compromis qui incluent des engagements de modération salariale plus ou moins liés à diverses modalités de flexicurité. Ils présentent ainsi des garanties de paix sociale dans les entreprises si les confédérations syndicales obtiennent l’adhésion ou assurent la discipline de leurs structures locales.
  • La fixation de normes nationales offrait aussi traditionnellement l’avantage pour les entreprises de les mettre à l’abri d’une concurrence par le moins-disant social. Avec l’internationalisation de la concurrence, cette fonction ne subsiste que pour les marchés protégés.
  • Enfin, la participation au dialogue social tripartite est une façon pour le patronat de démontrer un comportement civique et une conscience de sa responsabilité sociale. Elle est aussi, pour les structures nationales des organisations, un moyen de justifier leur existence auprès de leurs adhérents et un argument pour faire valoir leur autorité.
     

La tendance dominante va néanmoins dans le sens d’une décentralisation du dialogue social. L’affaiblissement du syndicalisme rend moins utile la validation par eux de compromis nationaux. Les négociations au niveau des entreprises ou des unités de production permettent une meilleure adaptation aux spécificités des conditions locales de production et de rentabilité. Dans les entreprises à établissements multiples, surtout si elles sont multinationales, la décentralisation des négociations permet des stratégies efficaces de mise en concurrence des différents collectifs de travail. Le discours des experts et des organismes d’orientation néolibérale soutient vigoureusement cette orientation, comme on le voit de manière caricaturale dans les injonctions de la Troïka.

Les situations nationales sont, sous cet aspect, diversifiées et souvent complexes (supra, point 2). Les qualificatifs de « décentralisation coordonnée » ou de « décentralisation centralisée » ont parfois été utilisés pour désigner des combinaisons de ces deux tendances. Cependant, il n’est pas douteux que le mouvement global va plutôt dans le sens d’un désengagement des organisations patronales à l’égard des formes, autres que consultatives, de dialogue social tripartite national. Rappelons, en revanche, que l’on n’observe pas une telle tendance à l’égard du dialogue national bipartite auquel de nombreuses organisations patronales restent activement attachées. Il semble que l’intérêt que portent les organisations patronales au dialogue social tripartite soit directement lié à l’importance que lui accorde le gouvernement, c’est-à-dire à l’impact que ce dialogue est susceptible d’avoir sur la définition des politiques publiques ou sur l’évolution de la législation.
 

Un deuxième enjeu du maintien ou de la renaissance du dialogue social tripartite se situe donc aujourd’hui dans la volonté et dans la capacité des organisations patronales d’assumer une responsabilité partagée dans la régulation économique et sociale globale. Ceci suppose qu’elles ne se bornent pas à seulement tirer parti des opportunités que leur offre une stratégie de décentralisation ou de marginalisation du dialogue social dans un contexte d’intensification d’une concurrence internationalisée et d’affaiblissement des syndicats.

L’attitude des organisations syndicales

Les syndicats ont, à l’évidence, tout intérêt à l’existence de procédures d’information et de consultation au cours desquelles leurs points de vue sont pris en compte par les gouvernements. L’analyse comparative menée au point 2 a mis en évidence la fréquence de leurs plaintes à ce sujet, surtout depuis l’adoption à partir de 2010 des politiques d’austérité et de flexibilité. Dans de nombreux pays, ils considèrent qu’ils ne sont pas consultés en temps utile ou qu’ils le sont de façon purement formelle sans que leurs prises de position aient la moindre influence sur les décisions finales des gouvernements. Il y a donc unanimité au sein du mouvement syndical sur la revendication de procédures de consultation transparentes et loyales. Le débat devient plus vif lorsqu’il s’agit de savoir si le dialogue social tripartite peut ou non aboutir à des prises de position communes, voire à des processus de coproduction des normes ou à des accords tripartites.
 

Ici encore, il est éclairant de rappeler les controverses qui se sont développées lors de la grande période des pactes sociaux. Les partisans de cette démarche y voyaient le moyen pour les syndicats de faire reconnaître leur capacité d’intervenir dans la gestion globale du système économique et social et d’éviter ainsi un risque de marginalisation dans une position purement défensive. Les adversaires considéraient que les syndicats n’avaient pas à valider des concessions, donc des reculs sur des droits antérieurement conquis, ce qu’impliquait la logique d’accords de contreparties. Ils craignaient que, ce faisant, les syndicats ne perdent leur légitimité revendicative auprès de leurs adhérents et de l’ensemble des salariés.
 
Au cours des décennies 1980 et 1990, les organisations syndicales représentatives des pays de l’Union européenne se sont progressivement ralliées de façon très majoritaire à la première attitude, même si l’ampleur des oppositions n’a pas été négligeable. La question se pose aujourd’hui dans des termes différents. D’une part, les syndicats peuvent se trouver en présence de gouvernements et d’organisations patronales qui ne jugent pas utile ou souhaitable de rechercher une forme quelconque d’accord tripartite global.

 D’autre part, la conjoncture économique et le rapport des forces font qu’un éventuel accord risque pour eux d’exiger des sacrifices déséquilibrés en face des maigres contreparties qui seraient obtenues. La tendance peut donc être de se limiter à la recherche d’accords sur des thèmes spécialisés (par exemple, la formation professionnelle, les conditions de travail…) pour lesquels des compromis mutuellement avantageux demeurent possibles et, dans cette perspective, de privilégier la recherche d’accords bipartites avec le patronat plutôt que tripartites.

Un troisième enjeu du maintien ou de la renaissance du dialogue social tripartite se situe donc dans le pronostic que font les syndicats sur la possibilité pour eux d’échapper à une perspective de simple légitimation des sacrifices qui leur sont imposés. La réponse à cette question est étroitement dépendante de leur capacité à modifier l’état actuel du rapport des forces.

 3. Troisième condition : la  capacité des syndicats à mobiliser les salariés sur la base d’un projet alternatif crédible.

Pour résumer les analyses précédentes, notre constat est que le contexte s’est profondément transformé depuis 2010. Les gouvernements sont principalement soucieux de leur légitimité auprès des organisations internationales et des marchés financiers mondiaux. Pour assurer cette légitimité, ils se sont engagés dans des politiques d’austérité budgétaire et de « réformes structurelles » des marchés du travail dont les conséquences sont souvent inacceptables pour les syndicats. Peut-être même certains gouvernements souhaitent-ils renforcer leur crédibilité internationale en démontrant leur capacité d’affronter les syndicats. De son côté le patronat, conscient d’un rapport des forces qui lui est favorable, trouve moins d’intérêt à la recherche de compromis globaux impliquant des engagements réciproques.

Dans la majorité des cas, il préfère miser sur la décentralisation de la négociation collective qui lui permet d’exploiter pleinement la mise en concurrences des salariés, à l’échelle nationale et internationale, au nom des exigences inépuisables d’amélioration de la flexibilité et de la compétitivité. Ceci n’exclut pas la signature de textes globaux, dès lors qu’ils ne dépassent pas le registre des déclarations d’intentions. La question posée est donc de savoir si les syndicats peuvent à nouveau se faire reconnaître comme des acteurs incontournables dans la détermination des choix de politique économique et sociale. À défaut, le dialogue social tripartite se réduira à des procédures formelles sans enjeux et sans efficacité.

De nombreux syndicats ont, depuis le début de la crise économique, montré leur capacité de définir, seuls ou avec d’autres, des politiques cohérentes de sortie de crise. Ce n’est pas le lieu, ici, d’entrer dans le détail de ces propositions[4]. La difficulté principale ne réside pas dans la production d’un projet cohérent. L’enjeu central pour les syndicats est de rendre ce projet crédible face à la position hégémonique qu’occupent aujourd’hui la doctrine et les forces néo-libérales. La condition pour que l’affrontement des projets ait une traduction concrète dans des compromis bipartites ou tripartites est, à l’évidence, une modification du rapport des forces. Elle ne s’opèrera que si le mouvement syndical acquiert une capacité de mobilisation qui déborde largement de ses champs actuels d’implantation et d’influence. Il doit pour cela se confronter à deux difficultés.
 

En premier lieu, une tâche historique des syndicats a toujours été de dépasser la juxtaposition d’intérêts particuliers au sein du salariat, qui a toujours été hétérogène, pour dégager un socle d’intérêts communs à partir duquel les solidarités se construisent dans la durée. Dans la période actuelle, l’extrême segmentation du salariat, qui traduit les objectifs de flexibilisation du rapport salarial, a créé un contexte où les syndicats, malgré des efforts répétés, rencontrent de grandes difficultés pour mobiliser au-delà des catégories de salariés à statut relativement stable qui ont toujours constitué leur base principale (les insiders). Même dans ces catégories, les politiques patronales de mise en concurrence des sites productifs, d’externalisation et de délocalisation engendrent un chantage à l’emploi qui met en péril la prise de conscience et l’expression des solidarités. Le mouvement syndical ne peut espérer imposer un débat sur son projet alternatif que s’il est capable de mobiliser sur ce projet toutes les catégories de salariés (ainsi que les travailleurs pseudo indépendants).

En second lieu, la dénonciation des effets de la crise a engendré ou réactivé la mobilisation de diverses formes de mouvements sociaux qui se situent en dehors du mouvement syndical et, parfois, en position critique à son égard. L’Espagne en fournit un exemple spécifique avec le mouvement des indignados. Dans d’autres pays, des mobilisations fortes, tantôt durables, tantôt éphémères, se sont produites autour de thèmes qui ont en commun la critique du modèle actuel de développement économique et social : défense de l’environnement, promotion de solidarités locales non marchandes, mouvements de chômeurs, de sans-abri, de sans-papiers…

Les syndicats ont d’abord été souvent réticents face à des modes d’organisation incertains, instables et parfois ambigus. Ils ont, dans une deuxième étape, exploré les convergences et les alliances possibles. Quels que soient les difficultés et les risques, un projet alternatif, qui offre à la fois des perspectives de sortie de crise et un nouveau modèle de développement économique et social, ne pourra s’imposer dans le débat politique que si les différentes démarches critiques sont capables de construire des convergences sur cette base. La force et l’expérience historique du syndicalisme peuvent lui donner un rôle moteur et fédérateur dans ce processus, mais il lui appartient de démontrer sa capacité à construire des alliances.

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Si nous avons terminé notre analyse en énonçant cette troisième condition d’un dialogue social réel et efficace, ce n’est pas pour y donner une place privilégiée aux syndicats. Par nature, le dialogue tripartite suppose la reconnaissance par chacun des acteurs de la légitimité des autres et la prise en compte d’intérêts et d’objectifs qui peuvent être divergents. Notre conclusion est commandée par le diagnostic du caractère spécifique de la période actuelle, tout spécialement dans les pays de l’Union européenne.

 Depuis 2010, l’orientation de la politique de l’Union et de nombreux Etats membres prive le dialogue social des ressources qui permettraient des accords de contreparties équilibrés. Les gouvernements et les organisations patronales, dans leur majorité, ne semblent pas, dans le contexte actuel, ressentir la nécessité de créer les conditions qui rendraient possible la relance d’un dialogue social tripartite autre que purement consultatif. La question concrète est donc de savoir dans quelles conditions les gouvernements et les patronats peuvent changer d’attitude ce qui suppose qu’ils éprouvent à nouveau un besoin et un intérêt à un dialogue global avec les syndicats alors que ces derniers sont demandeurs du dialogue mais rarement capables de l’obtenir.

*Extrait du Rapport présenté dans le cadre de la recherche de l’OIL: "National Social Partners -Plan of Joint action « to restore confidence and empower their effective participation in social dialogue"»
Voir
Structures du dialogue social


[1] Remarquons que les expériences nationales analysées par de nombreux experts sous le terme de « pactes sociaux » peuvent relever soit de la première, soit de la seconde catégorie.

[2] On trouve dans Molina (2014) une analyse comparée pour l’Espagne, la Grèce et le Portugal des formes d’intervention unilatérale de l’Etat dans les réformes de la négociation collective avec une mise en question de l’autonomie des acteurs sociaux.

[3] À l’exception très honorable de l’OIT et avec aujourd’hui des amorces de mise en question chez certains experts du FMI ou de l’OCDE.

[4] La littérature est très abondante ; voir par exemple : Baccaro et alii, 2010 ; Gumbrell-McCormick, Hyman, 2013 ; Urban, 2015.

Jacques Freyssinet

Professeur émérite (Université Paris 1);Président du Conseil scientifique du Centre d’études de l’emploi;Membre du Comité editorial d'Insight